La morale anarchiste
Nous voilà enfin au bout de notre étude.
Il y a des époques, avons-nous dit, où la conception morale change tout à fait. On s’aperçoit que ce que l’on avait considéré comme moral est de la plus profonde immoralité. Ici, c’était une coutume, une tradition vénérée, mais immorale dans le fond. Là, on ne trouve qu’une morale faite à l’avantage d’une seule classe. On les jette par-dessus bord, et l’on s’écrit : À bas la morale !
On se fait un devoir de faire des actes immoraux.
Saluons ces époques. Ce sont des époques de critique. Elles sont le signe le plus sûr qu’il se fait un grand travail de pensée dans la société. C’est l’élaboration d’une morale supérieure.
Ce que sera cette morale, nous avons cherché à le formuler en nous basant sur l’étude de l’homme et des animaux. Et nous avons vu la morale qui se dessine déjà dans les idées des masses et des penseurs.
Cette morale n’ordonnera rien. Elle refusera absolument de modeler l’individu selon une idée abstraite, comme elle refusera de le mutiler par la religion, la loi et le gouvernement. Elle laissera la liberté pleine et entière à l’individu. Elle deviendra une simple constatation de faits, une science.
Et cette science dira aux hommes : si tu ne sens pas en toi la force, si les forces sont juste ce qu’il faut pour maintenir une vie grisâtre, monotone, sans fortes impressions, sans grandes jouissances, mais aussi sans grande souffrance, eh bien, tiens-t’en aux simples principes de l’équité égalitaire. Dans des relations égalitaires, tu trouveras, à tout prendre, la plus grande somme de bonheur possible, étant données tes forces médiocres.
Mais si tu sens en toi la force de la jeunesse, si tu veux vivre, si tu veux jouir de la vie entière, pleine, débordante — c’est-à-dire connaître la plus grande jouissance qu’un être vivant puisse désirer — sois fort, sois grand, sois énergique dans tout ce que tu feras.
Sème la vie autour de toi. Remarque que tromper, mentir, intriguer, ruser, c’est t’avilir, te rapetisser, te reconnaître faible d’avance, faire comme l’esclave du harem qui se sent inférieur à son maître. Fais-le si cela te plaît, mais alors sache d’avance que l’humanité te considérera petit, mesquin, faible, et te traitera en conséquence. Ne voyant pas ta force, elle te traitera comme un être qui mérite la compassion — de la compassion seulement. Ne t’en prends pas à l’humanité, si toi-même tu paralyses ainsi ta force d’action.
Sois fort, au contraire. Et une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise, — une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre — révolte-toi contre l’iniquité, le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais.
Lutte pour permettre à tous de vivre de cette vie riche et débordante, et sois sûr que tu retrouveras dans cette lutte des joies si grandes que tu n’en trouverais pas de pareilles dans aucune autre activité. C’est tout ce que peut te dire la science de la morale. À toi de choisir.
Pierre Kropotkine, La morale anarchiste