Zen les pauvres !
Un soir, sur le chemin du métro, je tombe en arrêt devant une affichette : Quelle réussite pour les jeunes des quartiers populaires ? Réunion-débat organisée par le C.C.I.
(Convergences citoyennes Ivry, un collectif apolitique qui se propose d'améliorer la vie sociale dans la cité), animée par Antoine Spire, de la L.D.H., et Azouz Begag, auteur du Gône de Chabah. À priori, rien d'alléchant. Quoique... Le thème me paraît propice à tous les débordements. Et si personne ne se charge d'apporter de critique politique, je prendrai mon courage à deux mains !
Le jour dit, la salle est bourrée à craquer. Cent, cent cinquante personnes ? Des prolos de tous âges, de tous sexes et de toutes couleurs, des B.C.B.G., des jeunes Beurs, des inclassables... Il ne manque qu'un raton-laveur. À la tribune, un Black barbu (de la L.D.H.), un quinquagénaire au double menton suffisant (Antoine Spire), un Beur du genre ravi de la crèche (Begag). Je m'attends au pire.
Le Black barbu ouvre le tir. Les vraies raisons de la misère, de l'illettrisme, de la violence dans les cités ? Tout bonnement, l'image négative que les médias renvoient aux jeunes de banlieue
. Si ces derniers sont dans la merde, c'est qu'ils n'ont pas confiance en eux ! Les intervenants du débat vont donc s'efforcer, avec l'aide présumée du public, de réparer cette injustice - la seule, la vraie, dont est victime la jeunesse issue de milieux défavorisés. Un peu partout autour de moi, je commence à entendre des chuchotements exaspérés. Sans mystère, ceux qui ont plutôt un look bourgeois écoutent d'un air chatouillé ; les prolos et les immigrés serrent les poings et les mâchoires.
Le quinquagénaire prend le relais. Il est journaliste à France Culture. Il s'appelle Antoine Spire. Retenez bien ce nom : car ce monsieur n'a rien trouvé de moins que le remède miracle aux inégalités sociales ! On parle trop souvent des jeunes de banlieue délinquants, chômeurs ou précaires. À force de discours déprimants, on les maintient dans une
complaisance victimatoire
(sic). Pourquoi ne parle-t-on pas de ceux qui sont devenus chefs d'entreprise, artistes, universitaires ? Pourtant, ceux-là existent aussi ! Il faut refuser la fatalité, mettre en avant l'individu
, et baratin et blablabla... et je cède la parole à Azouz Begag qui illustre bien mon propos.
Voilà donc un garçon que l'on agite un peu partout comme un phénomène de foire : Le Reubeu qui a réussi malgré des parents illettrés.
Cet idiot utile
a bien compris ce que l'on attendait de lui. Suit un interminable récit de son enfance difficile, agrémenté d'anecdotes totalement hors sujet. Tout content de lui, il signale qu'en dépit de ses handicaps (qui ajoutent à son mérite !), il a su dire Je
, il a su évoluer tout seul, il a encouragé ses potes à suivre son exemple : Les bibliothèques, c'est gratuit !
C'est alors q'un jeune homme du M.I.B. (Mouvement de l'immigration et des banlieues) vient s'installer à la tribune (tout au long de son intervention, Spire et Begag deviseront ostensiblement !). D'une voix rauque de colère, il parle du racisme, du quotidien dans les banlieues, des conditions d'éducation pour les enfants d'immigrés, et conclut : À vous entendre, ce n'est pas la peine de donner de meilleures conditions de vie et d'éducation aux pauvres, puisque les plus forts arriveront quand même à se tirer d'affaire !
Applaudissements nourris, côté pouilleux
de la salle.
Puis, à ma vive satisfaction, les pouilleux
se bousculent pour rentrer dans la gueule de cette brochette de branquignols qui sont venus leur donner des leçons de réussite sociale. Un ouvrier au chômage gueule, rouge et vibrant d'indignation : Vous me dites que si je suis dans la merde, c'est parce que je suis con et feignant ? Que ça n'aurait pas fait de différence si j'avais eu des parents riches ?
Un jeune Beur crie qu'on l'a mis de force dans une filière technique, qu'il félicite Begag de son talent et de son courage, mais le prie de la ramener un peu moins, par égard pour tous les pauvres nases qui sont restés sur le carreau. Allons, c'est plus compliqué que ça, sourit Spire. Vous pourriez profiter de la société vous aussi, avec de la volonté...
Le gars du M.I.B. arrache le micro : Bien sûr, il y en a qui arrivent à courir avec un boulet de cent kilos attaché au pied ! Mais est-ce qu'on doit s'étonner si la plupart n'y arrivent pas ?
Spire : Il faut une grande souffrance pour devenir aussi aigri, pour caricaturer la société comme vous le faites...
Huées dans la salle. Imperturbable, Spire continue : Dire que la société va mal, c'est de la désinformation ! Bien sûr, ce n'est pas encore parfait, mais tout va de mieux en mieux depuis trente ans...
Une femme le coupe, révoltée : Quelles sont vos sources ? J'aimerais le savoir ! Et les chiffres du chômage, et ceux de la précarité ? Venez donc un peu dans ma cité, voir de plus près tous les veinards qui se régalent de votre société
presque parfaite !
Spire, onctueux : Bien sûr, il y en aura toujours quelques-uns qui resteront au bord de la route... Mais ce n'est pas en leur répétant que tout va mal qu'on les poussera à évoluer !
Je n'en peux plus. Il était temps qu'on me donne aussi la parole et, coup de chance, c'est mon tour ! Je suis tellement en pétard que je manque lâcher le micro.
J'ai deux gosses qui vont dans la Zep, juste en face. Bien sûr, je voudrais qu'ils s'en sortent au mieux... Mais je ne ferais pas l'erreur de confondre solutions individuelles et solutions politiques ! Il ne s'agit pas de nier les mérites des individus et associations qui tentent d'améliorer le sort des exclus de la croissance. Mais comment peut-on s'imaginer que la solution réformiste pourrait s'étendre à l'infini ? Je voudrais vous parler d'un film : Les lascars du L.E.P. électronique. Une bande de jeunes d'un L.E.P. veut se mêler au mouvement de 86. Ils se font jeter, car leur discours dérange les étudiants :
On n'est pas plus cons que vous, on veut pas aller à l'usine !Bien sûr, ils pensent d'abord à s'en sortir individuellement. Et puis ils se rendent compte d'une chose : il faut bien des gens pour faire tourner les usines et pour ramasser les poubelles. La société serait dans une belle merde, s'il n'y avait que des avocats, des journalistes, des écrivains, des P.D.G. sans employés !
Begag a dit que c'est important d'être cultivé, même si certains étudiants travaillent dans un McDonald's. Mais quand on a fait des études, on ne veut plus de ces sales boulots. Six mois, un an, peut-être, en attendant mieux... Mais on ne se résignera pas à être caissier jusqu'à la retraite. C'est pourquoi il faut que beaucoup restent suffisamment incultes pour accepter leur condition. Faut des esclaves, faut du bétail ! Vous trouvez qu'on ne parle pas assez des pauvres qui ont réussi ? Le mythe du self made man est aussi vieux que le monde capitaliste ! Il existe pour faire croire aux pauvres qu'il y a
égalité des chances, que ceux qui se font exploiter sont des idiots pas motivés. L'ennui, c'est que pour cette société, non seulement c'est impossible que tous aient un métier agréable et bien payé, mais surtout, ce n'est pas souhaitable !Les pauvres ne pourront pas
évoluerau-delà d'une certaine limite, tant qu'on n'aura pas changé radicalement de société !
Applaudissements... Et silence côté tribune. L'argumentation des lascars
a toujours le don de clouer le bec aux réformistes. Que répondre ? Que les plus bêtes, les moins motivés iront travailler en usine ? Donc qu'il faut espérer que tout le monde n'évoluera pas trop...
J'aurais voulu parler aussi du concept d'égalité des chances
, qui veut que les plus doués
soient fabuleusement récompensés, les plus faibles atrocement punis...
Mais je dois passer le micro à un B.C.B.G. Il pontifie : Il faut rechercher la
S'ensuit un chœur de hurlements : paix sociale
.C'est facile de garder son calme quand on n'est pas victime d'une guerre que les pauvres subissent sans arrêt !
Quand le débat est terminé, Antoine Spire et ses acolytes s'en retournent fort déconfits. Ils étaient pourtant venus tout pleins de bonne volonté, sincèrement apitoyés par le sort des jeunes de banlieue déprimés... Le lendemain, assise à une table voisine dans un bistro du centre ville, j'entends un participant au débat raconter sa version des faits :
Ça aurait pu donner un résultat ; malheureusement, il y avait des éléments perturbateurs...
Coup d'œil torve dans ma direction. Quant à moi, je suis revenue de ce débat remontée comme une pendule : grâce à lui, j'ai eu l'impression d'assister à la lutte des classes !
Le Monde libertaire, janvier 2003