Réponse à Roger Dadoun
Antisémitisme ou l'in-humanisme : exterminer l'humain dans le juif
, texte paru dans le n° 1276, 11-17 avril 2002, du Monde libertaire.
L'article de Roger Dadoun, que j'ai lu dans un premier temps avec un vif intérêt, m'a ensuite plongée dans une profonde perplexité. Sur la critique de l'antisémitisme, rien à dire, je souscris à fond. L'Holocauste, c'est l'horreur ultime : évident, mille fois répété, mais on ne le dira jamais assez. Là où j'ai plus de mal à suivre, c'est d'abord sur ces définitions d'un racisme qui serait humain
, par opposition à un autre (l'antisémitisme) qui serait in-humain, contre-humain, anti-humain
.
Déjà, je ne comprends pas trop ce que la notion d'humanité (ou d'in-humanité) vient faire dans la démonstration. L'antisémitisme, réaction bestiale, animale ? Quels animaux ont-ils jamais manifesté une volonté de génocide planifié comme la Shoah ? L'antisémitisme est répugnant, irrationnel, épouvantable… aucun mot ne semble assez fort ; mais il vient bien de l'être humain — de quoi d'autre ? Tout comme les serial killers, bien que d'une cruauté incompréhensible, ne sont pas des monstres
, mais des humains. Tordus, pervers, ignobles, mais bel et bien humains. Ça n'en est d'ailleurs pas plus rassurant.
L'antisémitisme serait moins humain
que les autres racismes parce qu'il s'acharnerait à tuer ce qui est même
en l'autre, plutôt que ce qui est étranger
… À mon avis, c'est une interprétation erronée. Tous les racismes sont différents : les Noirs sont plus méprisés, les Arabes plus redoutés, les Roms systématiquement chassés… Les fantasmes des racistes occidentaux concernant les juifs s'apparenteraient plutôt au feuilleton Les envahisseurs : le juif, qu'on ne peut reconnaître au premier coup d'œil, c'est l'autre sous le masque du même. Tout le problème consiste à débusquer le détail révélateur qui révélera l'être étranger
qui se dissimule parmi nous. Mais ce qu'on traque en réalité, c'est bel et bien la différence. Si ce n'était pas le cas, pourquoi toutes ces définitions extravagantes des caractéristiques juives
, que dénonce à juste titre Roger Dadoun ? Purs délire ? Évidemment ! De leur côté, les Noirs sont-ils tous des bêtes de sexe, puérils et stupides, les Arabes des délinquants violents, et les Roms des voleurs sournois ?
À ce sujet, une parenthèse : les réponses au racisme préconisées par Roger Dadoun (éducation, art, culture, pensée) sont peut-être valables pour les privilégiés qui y ont accès. Pour les plus défavorisés, parqués dans des ZEP, puis dans des lycées techniques, des boulots harassants, c'est carrément la planète Mars. Encore une fois, la meilleure solution serait, dans un premier temps, l'égalité économique et sociale, qui induirait aussi l'égalité culturelle…
Pour en revenir à l'antisémitisme, racisme moins humain
que les autres, je me rappelle avec malaise les déclarations d'un rabbin aux actualités, à propos des récents actes antisémites : Qui touche à un juif touche à la société tout entière.
(Propos d'ailleurs repris récemment par Jacques Chirac, jamais en retard d'une récupértion.) Voulait-il dire que, par contre, qui touche à un Arabe (à un noir ou à une vieille dame) touche à un Arabe, un Noir ou une vieille dame, et point barre ? sinon, pourquoi ne pas avoir dit tout simplement : Qui touche à un individu touche à la société tout entière
? Pourquoi cette étrange hiérarchie dans la victimisation ?
Il y a soixante ans, l'Allemagne nazie a voulu éliminer tous les juifs, tous, jusqu'au dernier. Impensable. À part les Tziganes, les homosexuels, les fous et les communistes, au même moment et par les mêmes, en Occident, personne n'avait jamais connu pareille horreur, ça il faut bien le reconnaître ! Les autres, on se contente de vouloir les envoyer (ou les laisser) crever ailleurs. C'est qu'ils ont un ailleurs
grâce auquel on peut espérer oublier qu'ils existent…
Vu sous cet angle, je comprends parfaitement que le traumatisme collectif de l'Holocauste puisse engendrer une terreur irrépressible face à toute émergence de violence antisémite. Mais quand même, comparons ce qui est comparable ! Pouvons-nous, sans être soupçonnés de vouloir minimiser les choses, essayer de voir ce qui sépare notre époque de la dernière guerre mondiale, les voyous criminels d'aujourd'hui et les nazis au pouvoir d'hier ? Les coupables actuels sont des Arabes, si j'ai bien tout suivi. Donc des gens qui ne votent même pas, qui seraient bien en peine de commettre autre chose que l'équivalent des ratonnades par les skinheads. Ce qui est déjà beaucoup trop, on est bien d'accord. Mais pas du même ordre malgré tout… Ou alors, admettons aussi que l'exploitation des Africains sans-papiers peut annoncer un retour aux anciennes conditions d'esclavage, que les villages qui se mobilisent régulièrement pour expulser les Roms rêvent d'un nouvel Holocauste. L'antijudéophobie n'est pas ce qu'elle était avant-guerre. Politiquement, rien ne se profile dans ce sens, les boucs émissaires en vogue étant plutôt les immigrés. Et l'Holocauste n'a pu exister dans des conditions précises, où les bourreaux pouvaient dissimuler leurs crimes. Que des propos antisémites se murmurent dans les chaumières, c'est révoltant, mais comment affirmer qu'ils doivent forcément conduire à un passage à l'acte, délinquant ou politique ?
Il y a là un hiatus que j'aimerais me faire expliquer, sur le passage à l'acte en général. Comme il y a toutes sortes de racismes, il y a toutes sortes de racistes : des prosélytes, des honteux, des obsédés, des incultes, des cultivés, des occasionnels, des échappés d'asile, des méprisants sans le savoir, des violents fanatiques… Si aucun n'est innocent, tous ne sont pas aussi coupables, et ne passeront pas si facilement d'une catégorie à l'autre. Il y a gros à parier que ceux qui brûlent des synagogues ont déjà commis d'autres dégradations, que les nervis qui se sont attaqués à l'équipe de football juive étaient par ailleurs coutumiers des bastons. Que ça ne nous empêche pas d'être vigilants, comme nous étions vigilants lors de la montée de Le Pen dans les sondages. Mais que ça ne nous conduise pas non plus à tout mélanger, passé et présent, lascars dérangés de la tête et dirigeants nazis… Comment peut-on espérer comprendre les événements actuels si on ne cherche à les évaluer qu'à l'aune d'une situation passée ?
Ce qui me gêne encore dans l'article de Roger Dadoun, c'est cette petite parenthèse au sujet du conflit israélo-palestinien : les affrontements nationalistes entre Israéliens et Palestiniens
. Le mot souligné semble sous-entendre que les motivations de ce conflit ne seraient pas réellement nationalistes, mais d'un autre ordre. Lequel ? Social, par exemple ? Ou religieux ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas l'énoncer plus clairement ? L'auteur ne veut-il pas plutôt dire que les mobiles palestiniens seraient antisémites, donc in-humains
, selon sa démonstration ? Dans le contexte de l'article, c'est l'impression qui se dégage. Dommage, vu la situation actuelle, de ne pas faire d'autre allusion au conflit du Proche-Orient. Ne serait-ce qu'un petit mot pour signaler, par exemple, que juif n'égale pas forcément religieux, ni sioniste, ni supporter de la politique de Sharon…
Pour reprendre le raisonnement de Roger Dadoun, la haine des Palestiniens pour les juifs peut-elle être comparée à celle des Occidentaux ? Ça peut paraître un détail pour certains, mais les Palestiniens vivent dans des conditions effroyables. À la différence des miséreux opprimés par une classe dirigeante issue du même pays, les populations victimes d'un occupant ne vivent pas leur situation comme une fatalité. L'oppresseur est clairement identifié, donc plus violemment combattu dans l'espoir de retrouver des conditions de vie décentes. Cela ferait-il une différence pour les Palestiniens si l'occupant était suédois, ou même arabe d'un pays voisin ? Rien n'est moins sûr ! Voyez les réactions dans n'importe quel pays occupé par n'importe qui, elles sont à peu près du même ordre…
Quoi qu'il en soit, je ne suis pas du tout d'accord avec ceux qui comparent sionisme et nazisme. Ce qui fait la spécificité du génocide juif (et rom, comme on a tendance à l'oublier, ces deux peuples ayant la particularité de ne pas avoir de pays d'origine où on pourrait les renvoyer
, et qui leur donnerait un semblant de légitimité aux yeux des racistes nationalistes, nazis ou autres), c'est sa totale gratuité. Or, les dirigeants d'Israël, comme la plupart des chefs d'État, fonctionnent de manière dure, cruelle, mais rationnelle. S'ils écrasent une population, c'est avant tout par intérêt. Si les Palestiniens avaient subi sans broncher déplacement, misère, contrôle et humiliations… au pire, Sharon les aurait repoussés le plus loin possible, pour pouvoir occuper la place. Je crois sincèrement qu'il ne serait pas allé les massacrer pour le plaisir !
Mais voilà l'éternel problème des dominants : comment dominer, opprimer, maintenir dans une affreuse pauvreté des individus, sans qu'une partie au moins se mette à ruer dans les brancards ? Hélas, ça serait trop beau si ces derniers ne se révoltaient que contre les vrais coupables ; trop souvent, la délinquance s'exerce sur d'autres aussi mal lotis, le terrorisme frappe des victimes innocentes… Ce qui aidera d'autant plus à justifier la répression. À cet égard, l'État israélien ne se comporte pas plus mal, mais pas mieux que les autres États dits démocratiques, les USA avec l'Afghanistan, la russie avec les Tchétchènes, la France avec l'Algérie… Un État, ça reste un État, avec une logique d'État. Même s'il est constitué de victimes parmi les victimes. Ce n'est pas une question de personnes, mais de situation.
Il y a une vérité toute bête, qu'il faut pourtant bien répéter : les victimes peuvent devenir à leur tour des coupables. Si, demain, un État palestinien devait voir le jour, on se retrouverait avec un nouvel État et tout ce que ça suppose à dénoncer et à combattre…
Une dernière question : le statut d'ex-victimes de l'Holocauste donne-t-il vraiment tous les droits aux sionistes, ou existe-t-il une limite au-delà de laquelle on aurait le droit de les critiquer sans être accusés d'antisémitisme ?