Kropotkine : La grande révolution - 3. L'action

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Et le peuple ? Quelle était son idée ?

Le peuple, lui aussi, avait subi dans une certaine mesure l'influence de la philosophie du siècle. Par mille canaux indirects, les grands principes de liberté et d'affranchissement s'étaient infiltrés jusque dans les villages et les faubourgs des grandes villes. Le respect de la royauté et de l'aristocratie disparaissait. Des idées égalitaires pénétraient dans les milieux les plus obscurs. Des lueurs de révolte traversaient les esprits. L'espoir d'un changement prochain faisait battre parfois les cœurs des plus humbles. Je ne sais pas ce qui va arriver, mais quelque chose doit arriver, et bientôt, disait en 1787 une vieille femme à Arthur Young qui parcourait la France à la veille de la Révolution. Ce quelque chose devait apporter un soulagement aux misères du peuple.

On a discuté dernièrement la question de savoir si le mouvement qui précéda la Révolution et la Révolution elle-même contenaient un élément de socialisme. Le mot socialisme n'y était certainement pas, puisqu'il ne date que du milieu du dix-neuvième siècle. La conception de l'État capitaliste, à laquelle la fraction social-démocrate du grand parti socialiste cherche à réduire aujourd'hui le socialisme, ne dominait certainement pas au point où elle domine aujourd'hui, puisque les fondateurs du collectivisme social-démocratique, Vidal et Pecqueur, n'écrivirent qu'entre 1840 et 1849. Mais on ne peut relire aujourd'hui les ouvrages des écrivains précurseurs de la Révolution sans être frappé de la façon dont ces écrits étaient imbus des idées qui font l'essence même du socialisme moderne.

Deux idées fondamentales — celle de l'égalité de tous les citoyens dans leurs droits à la terre et celle que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de communisme — trouvaient des partisans dévoués parmi les encyclopédistes, ainsi que parmi les écrivains les plus populaires de l'époque, tels que Mably, d'Argenson et tant d'autres de moindre importance. Il est tout naturel que, la grande industrie étant alors dans les langes et le capital par excellence, l'instrument principal d'exploitation du travail humain étant alors la terre, et non pas l'usine qui se constituait à peine, c'est vers la possession en commun du sol que se portait surtout la pensée des philosophes et, plus tard, la pensée des révolutionnaires du dix-huitième siècle. Mably, qui, bien plus que Rousseau, inspira les hommes de la Révolution, ne demandait-il pas, en effet, dès 1768 (Doutes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés), l'égalité pour tous dans le droit au sol et la possession communiste du sol ? Et le droit de la nation à toutes les propriétés foncières, ainsi qu'à toutes les richesses naturelles — forêts, rivières, chutes d'eau, etc. — n'était-il pas l'idée dominante des écrivains précurseurs de la Révolution, ainsi que de l'aile gauche des révolutionnaires populaires pendant la tourmente elle-même ?

Malheureusement, ces aspirations communistes ne prenaient pas une forme nette, concrète, chez les penseurs qui voulaient le bonheur du peuple. Tandis que, chez la bourgeoisie instruite, les idées d'affranchissement se traduisaient par tout un programme d'organisation politique et économique, on ne présentait au peuple que sous la forme de vagues aspirations les idées d'affranchissement et de réorganisation économiques. Souvent ce n'étaient que de simples négations. Ceux qui parlaient au peuple ne cherchaient pas à définir la forme concrète sous laquelle ces desiderata ou ces négations pourraient se manifester. On croirait même qu'ils évitaient de préciser. Sciemment ou non, ils semblaient se dire : À quoi bon parler au peuple de la manière dont il s'organisera plus tard ! Cela refroidirait son énergie révolutionnaire. Qu'il ait seulement la force de l'attaque, pour marcher à l'assaut des vieilles institutions. Plus tard, on verra comment s'arranger.

Combien de socialistes et d'anarchistes procèdent encore de la même façon ! Impatients d'accélérer le jour de la révolte, ils traitent de théories endormantes toute tentative de jeter quelque jour sur ce que la Révolution devra chercher à introduire.

Il faut dire aussi que l'ignorance des écrivains — citadins et hommes d'étude pour la plupart — y était pour beaucoup. Ainsi, dans toute cette assemblée d'hommes instruits et rompus aux affaires que fut l'Assemblée nationale — hommes de loi, journalistes, commerçants, etc. —, il n'y avait que deux ou trois membres légistes qui connussent les droits féodaux, et l'on sait qu'il n'y avait à l'Assemblée que fort peu de représentants des paysans, familiers avec les besoins du village par leur expérience personnelle.

Pour ces diverses raisons, l'idée populaire s'exprimait surtout par de simples négations : Brûlons les terriers où sont consignés les redevances féodales ! À bas les dîmes ! À bas madame Veto ! À la lanterne les aristocrates ! Mais à qui la terre libre ? À qui l'héritage des aristocrates guillotinés ? À qui la force de l'État qui tombait des mains de M. Veto, mais devenait entre celles de la bourgeoisie une puissance autrement formidable que sous l'Ancien Régime ?

Ce manque de netteté dans les conceptions du peuple sur ce qu'il pouvait espérer de la Révolution laissa son empreinte sur tout le mouvement. Tandis que la bourgeoisie marchait d'un pied ferme et décidé à la constitution de son pouvoir politique dans un État qu'elle cherchait à modeler à ses intentions, le peuple hésitait. Dans les villes surtout, il semblait même ne pas trop savoir au début ce qu'il pourrait faire du pouvoir conquis, afin d'en profiter à son avantage. Et lorsque plus tard les projets de loi agraire et d'égalisation des fortunes commencèrent à se préciser, ils vinrent se heurter contre tous les préjugés sur la propriété, dont ceux-là même étaient imbus qui avaient épousé sincèrement la cause du peuple.

Le même conflit se produisit dans les conceptions sur l'organisation politique de l'État. On le voit surtout dans la lutte qui s'engage entre les préjugés gouvernementaux des démocrates de l'époque et les idées qui se faisaient jour au sein des masses sur la décentralisation politique et sur le rôle prépondérant que le peuple voulait donner à ses municipalités, à ses sections dans les grandes villes et aux assemblées de village. De là toute cette série de conflits sanglants qui éclatèrent dans la Convention. Et de là aussi l'incertitude des résultats de la Révolution pour la grande masse du peuple, sauf en ce qui concerne les terres reprises aux seigneurs laïques et religieux et affranchies des droits féodaux.

Mais si les idées du peuple étaient confuses au point de vue positif, elles étaient au contraire très nettes, sous certains rapports, dans leurs négations.

D'abord, la haine du pauvre contre toute cette aristocratie oisive, fainéante, perverse, qui le dominait, alors que la noire misère régnait dans les villages et les sombres ruelles des grandes villes. Ensuite, la haine du clergé, qui appartenait, par ses sympathies, plutôt à l'aristocratie qu'au peuple qui le nourrissait. La haine de toutes les institutions de l'Ancien Régime qui rendaient la pauvreté encore plus lourde, puisqu'elles refusaient de reconnaître au pauvre les droits humains. La haine du régime féodal et de ses redevances qui tenaient le cultivateur dans un état de servitude envers le propriétaire foncier, alors que la servitude personnelle avait cessé d'exister. Et enfin, le désespoir du paysan lorsque, dans ces années de disette, il voyait la terre rester inculte entre les mains du seigneur ou servant de lieu d'amusement pour les nobles, alors que la famine régnait dans les villages.

Cette haine, qui mûrissait depuis longtemps, à mesure que l'égoïsme des riches s'affirmait de plus en plus dans le courant du dix-huitième siècle, et ce besoin de la terre, ce cri du paysan affamé et révolté contre le seigneur qui lui en empêchait l'accès, réveillèrent l'esprit de révolte dès 1788. Et c'est cette même haine et ce même besoin — avec l'espoir de réussir — qui soutinrent pendant les années 1789-1793 les révoltes incessantes des paysans, révoltes qui permirent à la bourgeoisie de renverser l'Ancien Régime et d'organiser son pouvoir sous un nouveau régime, celui du gouvernement représentatif.

Sans ces soulèvements, sans cette désorganisation complète des pouvoirs en province, qui se produisit à la suite des émeutes sans cesse renouvelées ; sans cette promptitude du peuple de Paris et d'autres villes à s'armer et à marcher contre les forteresses de la royauté, chaque fois que l'appel au peuple fut fait par les révolutionnaires, l'effort de la bourgeoisie n'eût certainement pas abouti. Mais c'est aussi à cette source toujours vivante de la Révolution — au peuple, prêt à saisir les armes — que les historiens de la Révolution n'ont pas encore rendu la justice que l'histoire de la civilisation lui doit.

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