Paroles d’un sans-papiers en lutte
Retranscription de l’interview de Tidiane sur Radio Libertaire.
T’es pas bien dans ton pays, t’es pas bien dans ton Afrique, t’es pas bien non plus en Europe...
C’est de la Côte d’Ivoire, par rapport à la guerre qui avait débuté, que je me suis dit nous sommes onze enfants dans la famille, je suis l’aîné, et si ça arrivait que la guerre devrait détruire tout le monde, il n’y aura jamais un suivi dans la famille ; donc c’est normal : il faudrait que quelqu’un s’éclipse et, si ça va mal, il y en a un qui peut se retourner pour pouvoir revenir, retrouver ses traces et remonter sa vie. Je me suis retrouvé en France, en pensant trouver des meilleures conditions de vie, surtout dans le travail, et la liberté de pouvoir circuler sans voir passer des balles rouges ou se faire réveiller par des kalachnikovs à quatre heures du matin. Pour accompagner nos mamans au marché, on est obligé de sauter des cadavres : c’est dur à vivre. T’es pas bien dans ton pays, t’es pas bien dans ton Afrique, t’es pas bien non plus en Europe... Je sais pas... On sera peut-être bien sur Mars un jour...
Quand je suis venu en France, j’avais mon passeport sauf le visa, puisque l’ambassade de France était en feu. Pour sortir du territoire ivoirien, il fallait à chaque frontière glisser des billets. Mais je suis pas arrivé avec mon passeport jusqu’au terminal : je l’ai balancé, puisqu’il était sans visa et je savais que si j’atterrissais ici avec un passeport vierge, je serais retourné sur le champ de bataille ; donc, pour éviter ça, j’ai préféré faire disparaître mon passeport.
Tout pays en guerre est obligé de se déplacer pour aller dans des pays qui ne sont pas en guerre. En Afrique, il y a des pays proches, mais c’est pas des pays sécurisants. Les autorités européennes s’attendent toujours à ça ; donc, dès que l’avion a atterri, il y a un mouvement de tri en place. Pour d’autres, oui, ils arrivent facilement, puisque c’est des grands
commerçants, des grands
artistes : il suffit juste d’ouvrir leurs passeports et on voit qui ils sont ; et nous autres qui venons pour avoir des meilleures conditions de vie, on est mis à l’écart ; et moi, par malchance, j’ai passé trois semaines en centre de rétention. J’ai été libéré un mardi matin, comme quoi j’étais libre de pouvoir circuler dans la France, mais c’était une liberté sous-entendue, puisque je sortais d’un centre de rétention avec des papiers d’interdiction du territoire. Je suis libre en France mais j’ai des documents dans la main qui montrent que je n’ai pas le droit d’y rester. Ce papier, c’est quelque chose que j’ai gardé jusqu’à aujourd’hui, puisque ça marque, ça te reste dans la tête. C’était encore mieux peut-être de retrouver mon pays. C’était pas ce que j’avais envisagé.
Si t’as pas tes papiers, t’es rien !
Tu ne peux rien faire de toi-même tant que t’as pas tes papiers, parce qu’il n’y a pas une administration où tu entreras et où on va pas te demander tes papiers, et encore plus ici que dans d’autres pays : si t’as pas tes papiers, t’es rien ! Quand toi-même tu te vois vivant et tu te sens neutre en même temps, l’un des deux doit jouer dans la tête : tu peux pas être vivant et être neutre, c’est impossible. Surtout avoir dix ou vingt ans de territoire ici et tu te sens quand même neutre, parce que t’as même pas une pièce d’identité sur toi.
Je connais des gens qui sont passés par plusieurs pays avant de pouvoir arriver en France. Pourquoi en France ? Juste parce qu’ils ont entendu un seul mot : droits humains. Qui n’a pas envie de se sentir humain ? Qui n’a pas envie d’avoir ses droits ? Qui n’a pas envie de savoir ce qu’est un droit ?
On n’a pas le même chemin, mais on pourra avoir le même but.
Faut commencer d’abord par le plus bas. Une cause la plus urgente à pouvoir s’occuper, c’est les papiers ; et on va parler après du travail, après on parle de la paie, après de la retraite, etc. Si on n’a pas commencé par les papiers, on pourra pas parler de la retraite. C’est pas les sans-papiers seulement qui sont concernés : c’est une famille : ceux qui sont avec-papiers et les sans-papiers, c’est eux qui constituent tout l’ensemble du travail, que tu sois médecin, infirmier, postier, balayeur, etc., c’est eux tous ensemble qui doivent se mêler à la lutte d’aujourd’hui. Si on commence par les sans-papiers, on n’oubliera jamais les postiers qui sont en train de lutter ou les infirmiers, parce qu’on a toujours besoin de tout un chacun. Je suis sans-papiers aujourd’hui : je peux pas aller voir mon médecin parce que je n’ai pas ma carte Vitale ; j’ai envie de faire un monnaiegramme pour envoyer un billet de 50 euros à mes frères qui sont restés en Afrique : j’ai besoin d’une pièce d’identité. Je passerai forcément dans ces administrations. Si la poste ou l’infirmerie est en grève, nous les sans-papiers on doit s’y mêler ; si les sans-papiers sont en grève, la Poste, la SNCF, tout le monde doit s’y mêler ; parce qu’il n’y a pas de SNCF en grève, d’infirmiers en grève, de postiers en grève, celui-là en grève : c’est toute cette famille qui devrait se rassembler et puis lutter pour une bonne cause, pour que ça soit toujours égal dans le droit de tout un chacun.
Ce qui empêche toutes ces luttes de se mêler, c’est peut-être la mauvaise coordination entre nous actuellement. Les syndicats sont mieux placés que moi pour savoir où ils vont. S’ils ont la bonne direction dans les mains, tous les autres vont les suivre ; dans le cas contraire, chacun va faire venir un peu ses idées et ça serait développé dans un camp comme dans l’autre et la plus favorable passera ; mais, pour moi, c’est pas ça : si on n’arrive pas à trouver un bon terrain d’entente, essayons quand même de se réunir et de discuter. Si j’étais un syndicat, j’essayerais plutôt de réunir tous ceux qui sont dans les alentours. On n’a pas le même chemin, mais on pourra avoir le même but.
On est dedans jusqu’à ce qu’on ait un point à la fin de la phrase.
La majorité des mouvements que je voyais était concentrée sur Paris. Je pouvais pas laisser mon quartier — là où j’ai atterri pour la première fois en France, je l’appelle mon quartier. Un de mes copains est venu m’annoncer qu’il y avait un mouvement de sans-papiers qui se préparait. J’avais dans la tête comme quoi c’était des trucs qui n’aboutissaient jamais. Je voyais tout le temps des manifestations ; mais je m’intéressais pas trop : pour moi, la priorité, c’était encore l’argent. Je n’avais pas encore compris que la liberté, ce n’est pas l’argent mais plus les papiers. Une semaine avant le début du mouvement, il est venu et m’a fait : T’as pas envie de participer à la manif ? On essaie pour voir : on sait jamais ce que ça peut nous donner.
Je lui ai rien dit, je l’ai laissé passer ; et le lendemain, je me suis décidé d’aller leur rendre visite, dans le foyer dans lequel on a l’habitude de se trouver. Ils m’ont fait : Tidiane, est-ce que tu peux nous accompagner : on va voir nos amis qui sont juste devant les impôts ?
À ce moment, ils m’avaient pas encore parlé du problème ; et, quand j’arrive devant les impôts, je vois tout un tas de camarades qui sont là, assis, d’autres couchés à même le sol. J’ai demandé comment je pouvais intégrer le mouvement ; on m’a dit : T’as pas besoin de quoi que ce soit : si tu veux, tu commences tout de suite !
Et de là, c’est parti. Et le tout de suite, c’est en même temps : j’ai pris une couette que j’avais chez moi et je me suis engagé dans le mouvement. J’ai commencé à chercher à comprendre pourquoi on était dans ce mouvement, et, au fur et à mesure qu’on m’expliquait, j’arrivais à comprendre ce que j’avais raté dans les années précédentes. Ça aboutira si tout le monde se met à faire sortir leur voix, à essayer de se mettre en marche — j’ai l’espoir qu’on va aboutir, en tout cas, quel que soit le temps [que ça prendra].
Les boîtes d’intérim sont situées ailleurs, et dans Vitry lui-même, il n’y a pas de lieu, à part la mairie, la sécurité sociale, les impôts. Ça a été fait d’un choix venant des camarades eux-mêmes, qui se sont dit : Pourquoi ne pas faire un truc juste à nos pieds, où on pourra être vus et entendus ?
. Le 19 octobre, ils ont occupé les impôts. La préfecture a fait venir un groupe de CRS pour pouvoir les évacuer vers 22h30 ; et ces mecs se sont dit : Même si on n’est pas à l’intérieur, le dehors ne pourra pas nous tuer.
Même s’il faudra laisser notre peau, on la laissera jusqu’à ce qu’on soit écoutés. Je parle pas seulement à Vitry : je parle de tout l’ensemble du territoire français. On est dedans jusqu’à ce qu’on ait un point à la fin de la phrase.
On peut pas accepter le cas par cas. L’ancien esclavage de 1900 a été dans une révolte d’ensemble ; l’esclavage de 2009 doit être dans une lutte d’ensemble aussi. Si on parle de cas par cas, qui on va choisir ? Et qui on doit laisser ? Il faut qu’on continue de nous matraquer pour qu’on puisse servir gratuitement pour certaines personnes ? Si c’est ce que d’autres pensent, nous on dit Non !
J’ai pas envie d’oublier aussi mes sœurs qui sont avec nous ou mes petits frères qui sont à l’école ; parce qu’eux aussi sont là. Quand on parle de sans-papiers, on croit que c’est seulement celui qui va travailler.
C’est comme un papier mouchoir que je sors de ma poche : je me mouche et je le balance à la poubelle.
Le traitement n’est pas pareil pour tout le monde dans une entreprise. Quand t’as pas de papiers, t’as du mal à le faire savoir à tes collègues. Le sujet principal, tu peux jamais le toucher ; parce que tu te dis : Mon collègue à côté de moi, s’il n’est pas de bonne humeur, il risque d’aller parler à mon chef ou à mon patron.
; donc le sujet reste tabou ; mais pour certaines personnes qui n’ont pas peur, ils le disent ouvertement. Ça m’est arrivé de tenter d’entrer dans des boîtes d’intérim et demander : Est-ce que c’est possible de travailler deux jours avec vous sans papiers ? — Non, parce qu’on risque de se faire griller avec la préfecture.
Mais, quand tu regardes en-dessous de la table, tu trouves qu’il y en a un bon paquet qui travaillent sans que la préfecture le sache.
Si je suis le patron, si j’ai envie de te changer, c’est comme un papier mouchoir que je sors de ma poche : je me mouche et je le balance à la poubelle. Il n’a pas de papiers ; donc, pour le virer, c’est à la seconde. Il te suffit de mal faire un coin dans le ménage et tu tombes sur ton patron qui n’est pas de bonne humeur, et t’as un coup de pied aux fesses et puis voilà, au revoir. Tu n’as aucun droit, tu n’as rien derrière. Tu ne peux même pas t’exprimer pour te défendre. Puisque tu es déjà hors-la-loi, je te traite comme je veux, tu subis ça sans dire un mot.
Ça nous arrive de tomber sur des belles phrases pour pouvoir continuer encore nos luttes.
Tous les jours qui passent, on reçoit quelque chose. Puisqu’on est devant les impôts, ceux qui entrent et ne savent rien, on a au moins quelques minutes à pouvoir leur expliquer ; et on les voit revenir avec des sacs de vivres ou le coffre rempli. Ils nous soutiennent tous les jours, ils sont avec nous. Ceux qui ont un peu de temps, ils viennent s’assoir avec nous, boire un peu de thé et discuter, échanger, donner des idées. Ça nous manque souvent, ces idées, pour pouvoir atteindre notre but. On demande un peu de tout ça ; et ça nous arrive de tomber sur des belles phrases pour pouvoir continuer encore nos luttes.
Tous ceux qui nous entourent, nous accompagnent dans cette lutte, on est très content que vous nous apportiez votre soutien, surtout moralement. Dans ce temps d’hiver, c’est pas tout le monde qui peut tenir. Venez nous voir : on va en discuter, on parlera de la vie. Chacun a son histoire à raconter, chacun a son histoire sur cette Terre. Aujourd’hui c’est notre tour, et peut-être nos petits-enfants apprendront ce qui s’est passé en 2009.
J’appelle toute la population à venir nous soutenir encore et nous donner encore de belles idées pour qu’on puisse affronter les autres événements qui arrivent.
Qu’ils s’enlèvent ça carrément de la tête !
Les nouveaux arrivants n’ont pas grand chose à faire : juste d’adhérer un peu au mouvement. Quand t’es sans-papiers, il te faudrait quelque chose pour t’identifier. C’est pas grand chose, mais on se fait une petite carte. Quand tu arrives, tu n’as qu’à contribuer pour vingt euros et t’as ta carte. Ça nous a beaucoup aidé cette carte, comme les autres piquets de Paris, même s’ils sont toujours encore sous menace, mais je pense que ça arrive à donner de l’influence devant les agents de la RATP ou les policiers : quand tu leur présentes ta carte, ce n’est rien en France, mais ça nous soulage quand on nous dit : Ah, tu fais partie d’un collectif.
Tu te sens moins isolé et en sécurité quand tu vois que le policier ne t’interpelle plus. Ça marche un tout petit peu quand même.
Que les nouvelles personnes s’impliquent physiquement dans la lutte, c’est le plus important pour nous. Tu te sens concerné dans cette histoire : investis-toi, pour que ça puisse répondre, c’est le moins qu’on puisse faire. Si tu ne t’investis pas parce que tu es malade, on peut le comprendre ; mais, si tu es bien portant, notre souhait est que tu te mettes à 100%. Faudrait que les gens se mettent dans la tête que, si t’as pas tes papiers, tu seras jamais dans de meilleures conditions en France ; donc, au lieu d’être toujours traité en esclave, laisse ce boulot, même si tu es payé 2000 euros par mois, et viens te faire entendre ; parce que, même si tu ne le laisses pas, t’as du mal à pouvoir te faire remplir tes Cerfa avec ton patron. Tu es toujours dans l’engrenage où on te dit : Demain je vais faire ça pour toi.
, et ça n’aboutit jamais à rien. Pour aboutir à quelque chose, c’est maintenant et tout de suite que tu dois commencer. Si ton patron a vraiment besoin de toi, il sait ce qu’il doit faire pour que tu travailles avec lui. Si dans sa tête, il y en a un million dans ton cas, et qu’il a besoin de quelqu’un d’autre pour pouvoir travailler, qu’il le fasse ; mais qu’il se dise plus que tu seras le produit le plus facile à pouvoir atteindre, qu’ils s’enlèvent ça carrément de la tête ! Si j’ai pas de boulot, je préfère rester comme ça que d’aller toujours me faire exploiter. Je pense qu’il y en a beaucoup qui pensent comme moi. C’est vrai : c’est difficile de rester dans ce froid sans argent dans la poche ; mais je préfère rester sans argent que de devenir esclave en 2010 : je veux plus de ça.