Des victoires dans la défaite ?
Ça devait être LA grande bataille
. Un grand mouvement. Enfin gagner face au gouvernement et au patronat. Une victoire, enfin… L’espoir aussi que dans ce mouvement s’amorce autre chose
que des manifs traîne-savates et des journées d’action sans lendemain. L’espoir de voir s’ouvrir, comme souvent dans de grands mouvements sociaux ou dans la grève générale, une brèche dans l’aliénation quotidienne. Que tous ceux qui, isolés dans l’exploitation quotidienne, se retrouvent enfin, discutent, échangent, s’ouvrent à des idées folles d’utopies et de révolutions, se disent que la vie c’est ça, être ensemble et solidaires.
Lors du mouvement social de 1995, on pouvait penser qu’une génération avait découvert le goût du combat social, avait vécu des moments intenses. Comment oublier ces cortèges où les cheminots étaient acclamés comme des héros, ces assemblées générales enflammées et la rue où tant de gens marchaient et parfois se retrouvaient enfin. Comment oublier ces manifs où le capitalisme commençait à être montré du doigt, et où, en rupture avec la novlangue néolibérale, des travailleurs se réidentifiaient au prolétariat.
Je n’ai pas vécu ni ressenti ce souffle ni cette dimension lors de ce dernier mouvement pour les retraites. Il y a eu pourtant des temps forts, à Marseille notamment, et des grévistes courageux et déterminés dans les transports, les raffineries et d’autres secteurs. Mais il faut bien faire les comptes : des grévistes peu nombreux. Et nous avons pu faire là un état des lieux, grandeur nature, des forces qui étaient prêtes à livrer une lutte d’ampleur. Il y a bien eu des lycéens, des étudiants, quelques émeutiers en banlieue, mais là aussi le nombre n’était pas au rendez-vous.
En 95, les prolos avaient occupé seuls le devant de la scène, exit les politiciens ! Là, au contraire, la gauche occupa le terrain en étant bien présente dans les manifestations. Du coup le mouvement prendra une tournure politique, au sens politicien, au détriment de sa dimension sociale. La présence des partis de gauche signifiait déjà que l’issue du combat n’est pas dans la grève mais dans les urnes. Un air de défaite avant l’heure en quelque sorte.
Beaucoup de gens pensent qu’un mouvement social se mesure au nombre de participant aux manifestations. Des manifestations que le gouvernement devra bien entendre… En croyant cela, en participant à une démarche démocratique (nous sommes légitimes donc nous serons écoutés) à côté des partis de gauche, on est dans la logique médiatique des sondages d’opinion et bien loin de la réalité de la lutte des classes et d’un combat fondé sur un rapport de force.
Nous avons vécu là une cinglante défaite. Pas question, personne n’en a eu l’idée, de crier après cette déroute Ce n’est qu’un début, continuons le combat !
La guerre de classe est bien cruelle… La guerre des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la remporter.
C’est Warren Buffett, l’un des hommes les plus riches du monde, qui s’exprimait ainsi. Cette croyance démocratique est une des causes qui font qu’il y a une classe, la bourgeoisie, qui est une classe au combat, et l’autre, la classe ouvrière, qui est en partie désarmée, impuissante.
Il faut se méfier (je suis tombé dans le piège !) des images hautes en symboles et en couleurs. Derrière le rouge des drapeaux de la CGT et le feu des braseros, la solidarité et la convivialité (bien réels) sur les blocages et les piquets de grève, il y avait une logique d’appareils syndicaux qui avaient déjà programmé le choix de la défaite. S’il pouvait y avoir une victoire dans la défaite ce serait de tirer les enseignements de ce mouvement.
Mai 68, à chaque occasion, est sur toutes les lèvres. Mais mai 68 entretient l’idée qu’une étincelle peut mettre le feu au poudre (c’est une possibilité) mais enferme nombre de personnes dans un mythe et la célébration d’un passé en les éloignant d’une autre possibilité toute pragmatique : la grève générale, ça se prépare ! Et pour la préparer sérieusement, il ne faut pas s’en remettre aux politiciens, aux bureaucrates, aux autoritaires de tout poil, aux chefs et aux spécialistes, mais construire à la base des outils de lutte autogérés et la nécessaire solidarité. Pour être à nouveau une classe au combat, pour ne plus subir.
Laurent