Le sabotage – 2. La « marchandise » travail (Émile Pouget)

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Classé dans : Lectures Mots clés : travail, sabotage

Dans l’exposé historique qui précède, nous venons de constater que le sabotage, sous l’expression anglaise de Go Canny, découle de la conception capitaliste que le travail humain est une marchandise.

Cette thèse, les économistes bourgeois s’accordent à la soutenir. Ils sont unanimes à déclarer qu’il y a un marché du travail, comme il y a un marché du blé, de la viande, du poisson ou de la volaille.

Ceci admis, il est donc logique que les capitalistes se comportent à l’égard de la « chair à travail » qu’ils trouvent sur le marché comme lorsqu’il s’agit pour eux d’acheter des marchandises ou des matières premières : c’est‐à‐dire qu’ils s’efforcent de l’obtenir au taux le plus réduit.

C’est chose normale étant données les prémisses. Nous sommes ici en plein jeu de la loi de l’offre et de la demande.

Seulement, ce qui est moins compréhensible, c’est que, dans leur esprit, ces capitalistes entendent recevoir, non une quantité de travail en rapport avec le taux du salaire qu’ils payent, mais bien, indépendamment du niveau de ce salaire, le maximum de travail que puisse fournir l’ouvrier. En un mot, ils prétendent acheter non une quantité de travail, équivalente à la somme qu’ils déboursent, mais la force de travail intrinsèque de l’ouvrier : c’est, en effet, l’ouvrier tout entier — corps et sang, vigueur et intelligence — qu’ils exigent.

Lorsqu’ils émettent cette prétention, les employeurs négligent de tenir compte que cette « force de travail » est partie intégrante d’un être pensant, capable de volonté, de résistance et de révolte.

Certes, tout irait au mieux dans le monde capitaliste si les ouvriers étaient aussi inconscients que les machines de fer et d’acier dont ils sont les servants et si, comme elles, ils n’avaient en guise de coeur et de cerveau qu’une chaudière ou une dynamo.

Seulement, il n’en est pas ainsi ! Les travailleurs savent quelles conditions leur sont faites dans le milieu actuel et s’ils les subissent, ce n’est point de leur plein gré. Ils se savent possesseurs de la « force de travail » et s’ils acquiescent à ce que le patron qui les embauche en « consomme » une quantité donnée, ils s’efforcent que cette quantité soit en rapport plus ou moins direct avec le salaire qu’ils reçoivent. Même parmi les plus dénués de conscience, parmi ceux qui subissent le joug patronal sans mettre en doute son bien fondé, jaillit intuitivement la notion de résistance aux prétentions capitalistes : ils tendent à ne pas se dépenser sans compter.

Les employeurs n’ont pas été sans constater cette tendance qu’ont les ouvriers à économiser leur « force de travail ». C’est pourquoi certains d’entre eux ont habilement paré au préjudice qui en découle pour eux en recourant à l’émulation pour faire oublier à leur personnel cette prudence restrictive.

Ainsi, les entrepreneurs du bâtiment, surtout à Paris, ont vulgarisé une pratique, qui d’ailleurs tombe en désuétude depuis 1906 — c’est‐à‐dire depuis que les ouvriers de la corporation sont groupés en syndicats puissants.

Cette pratique consiste à embaucher un « costaud » qui, sur le chantier, donne l’élan à ses camarades. Il « en met » plus que quiconque... et il faut le suivre, sinon les retardataires risquent d’être mal vus et d’être débauchés comme incapables.

Une telle manière de procéder dénote bien que ces entrepreneurs raisonnent à l’égard des travailleurs comme lorsqu’ils traitent un marché pour l’acquisition d’une machine. De même qu’ils achètent celle‐ci avec la fonction productive qui lui est incorporée, de même ils ne considèrent l’ouvrier que comme un instrument de production qu’ils prétendent acquérir en entier, pour un temps donné, tandis qu’en réalité, ils ne passent de contrat avec lui que pour la fonction de son organisme se traduisant en travail effectif. Cette discordance qui est la base des rapports entre patrons et ouvriers met en relief l’opposition fondamentale des intérêts en présence : la lutte de la classe qui détient les moyens de production contre la classe qui, dénuée de capital, n’a d’autre richesse que sa force de travail.

Dès que, sur le terrain économique, employés et employeurs prennent contact, se révèle cet antagonisme irréductible qui les jette aux deux pôles opposés et qui, par conséquent, rend toujours instables et éphémères leurs accords.

Entre les uns et les autres, en effet, il ne peut jamais se conclure un contrat au sens précis et équitable du terme. Un contrat implique l’égalité des contractants, leur pleine liberté d’action et, de plus, une de ses caractéristiques est de présenter pour tous ses signataires un intérêt réel et personnel, dans le présent aussi bien que dans l’avenir.

Or lorsqu’un ouvrier offre ses bras à un patron, les deux « contractants » sont loin d’être sur le pied d’égalité. L’ouvrier, obsédé par l’urgence d’assurer son lendemain — si même il n’est pas tenaillé par la faim — n’a pas la sereine liberté d’action dont jouit son embaucheur. En outre, le bénéfice qu’il retire de son louage de travail n’est que momentané, car s’il y trouve la vie immédiate, il n’est pas rare que le risque de la besogne à laquelle il est astreint ne mette sa santé, son avenir en péril.

Donc, entre patrons et ouvriers, il ne peut se conclure d’engagements qui méritent le qualificatif de contrats. Ce qu’on est convenu de désigner sous le nom de « contrat de travail » n’a pas les caractères spécifiques et bilatéraux du contrat ; c’est, au sens strict, un contrat unilatéral, favorable seulement à l’un des contractants — un contrat léonin.

Il découle de ces constatations que, sur le marché du travail, il n’y a, face à face, que des belligérants en permanent conflit ; par conséquent, toutes les relations, tous les accords des uns et des autres ne peuvent être que précaires, car ils sont viciés à la base, ne reposant que sur le plus ou moins de force et de résistance des antagonistes. C’est pourquoi, entre patrons et ouvriers, ne se conclut jamais — et ne peut jamais se conclure — une entente durable, un contrat au sens loyal du mot : il n’y a entre eux que des armistices, qui, suspendant pour un temps les hostilités, apportent une trève momentanée aux faits de guerre. Ce sont deux mondes qui s’entrechoquent avec violence : le monde du capital, le monde du travail. Certes, il peut y avoir — et il y a — des infiltrations de l’un dans l’autre ; grâce à une sorte de capillarité sociale, des transfuges passent du monde du travail dans celui du capital et, oubliant ou reniant leurs origines, prennent rang parmi les plus intraitables défenseurs de leur caste d’adoption. Mais, ces fluctuations dans les corps d’armée en lutte n’infirment pas l’antagonisme des deux classes.

D’un côté comme de l’autre, les intérêts en jeu sont diamétralement opposés et cette opposition se manifeste en tout ce qui constitue la trame de l’existence. Sous les déclamations démocratiques, sous le verbe menteur de l’égalité, le plus superficiel examen décèle les divergences profondes qui séparent bourgeois et prolétaires : les conditions sociales, les modes de vivre, les habitudes de penser, les aspirations, l’idéal... tout ! tout diffère !

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