Le sabotage – 3. Morale de classe (Émile Pouget)

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Classé dans : Lectures Mots clés : lutte de classes, sabotage

Il est compréhensible que, de la différenciation radicale dont nous venons de constater la persistance entre la classe ouvrière et la classe bourgeoise, découle une moralité distincte.

Il serait, en effet, pour le moins étrange qu’il n’y ait rien de commun entre un prolétaire et un capitaliste, sauf la morale.

Quoi ! Les faits et gestes d’un exploité devraient être appréciés et jugés avec le critérium de son ennemi de classe ?

Ce serait simplement absurde !

La vérité, c’est que, de même qu’il y a deux classes dans la société, il y a aussi deux morales, celle des capitalistes et celle des prolétaires.

La morale naturelle ou zoologique, écrit Max Nordau, déclarerait que le repos est le mérite suprême et ne donnerait à l’homme le travail comme désirable et glorieux qu’autant que ce travail est indispensable à son existence matérielle. Mais les exploiteurs n’y trouveraient pas leur compte. Leur intérêt, en effet, réclame que la masse travaille plus qu’il n’est nécessaire pour elle, et produise plus que son propre usage ne l’exige. C’est qu’ils veulent précisément s’emparer du surplus de la production ; à cet effet, ils ont supprimé la morale naturelle et en ont inventé une autre, qu’ils ont fait établir par leurs philosophes, vanter par leurs prédicateurs, chanter par leurs poètes : morale d’après laquelle l’oisiveté serait la source de tous les vices, et le travail une vertu, la plus belle de toutes les vertus…

Il est inutile d’observer que cette morale est à l’usage exclusif des prolétaires, les riches qui la prônent n’ayant garde de s’y soumettre : l’oisiveté n’est vice que chez les pauvres.

C’est au nom des prescriptions de cette morale spéciale que les ouvriers doivent trimer dur et sans trève au profit de leurs patrons et que tout relâchement de leur part dans l’effort de production, tout ce qui tend à réduire le bénéfice escompté par l’exploiteur, est qualifié d’action immorale.

Par contre, c’est toujours en excipant de cette morale de classe que sont glorifiés le dévouement aux intérêts patronaux, l’assiduité aux besognes les plus fastidieuses et les moins rémunératrices, les scrupules niais qui créent « l’honnête ouvrier », en un mot toutes les chaînes idéologiques et sentimentales qui rivent le salarié au carcan du capital, mieux et plus sûrement que des maillons en fer forgé.

Pour compléter l’œuvre d’asservissement, il est fait appel à la vanité humaine : toutes les qualités du bon esclave sont exaltées, magnifiées et on a même imaginé de distribuer des récompenses — la médaille du travail ! — aux ouvriers‐caniches qui se sont distingués par la souplesse de leur épine dorsale, leur esprit de résignation et leur fidélité au maître.

De cette morale scélérate la classe ouvrière est donc saturée à profusion.

Depuis sa naissance jusqu’à la mort, le prolétaire en est englué : il suce cette morale avec le lait plus ou moins falsifié du biberon qui, pour lui, remplace trop souvent le sein maternel ; plus tard, à « la laïque », on la lui inculque encore, en un dosage savant, et l’imprégnation se continue, par mille et mille procédés, jusqu’à ce que, couché dans la fosse commune, il dorme son éternel sommeil.

L’intoxication résultant de cette morale est tellement profonde et tellement persistante que des hommes à l’esprit subtil, au raisonnement clair et aigu, en restent cependant contaminés. C’est le cas du citoyen Jaurès, qui, pour condamner le sabotage, a excipé de cette éthique, créée à l’usage des capitalistes. Dans une discussion ouverte au parlement sur le syndicalisme, le 11 mai 1907, il déclarait :

Ah ! s’il s’agit de la propagande systématique, méthodique du sabotage, au risque d’être taxé par vous d’un optimisme où il entrerait quelque complaisance pour nous‐mêmes, je ne crains pas qu’elle aille bien loin. Elle répugne à toute la nature, à toutes les tendances de l’ouvrier…

Et il insistait fort :

Le sabotage répugne à la valeur technique de l’ouvrier.

La valeur technique de l’ouvrier, c’est sa vraie richesse ; voilà pourquoi le théoricien, le métaphysicien du syndicalisme, Sorel, déclare que, accordât‐on au syndicalisme tous les moyens possibles, il en est un qu’il doit s’interdire à lui‐même : celui qui risquerait de déprécier, d’humilier dans l’ouvrier cette valeur professionnelle, qui n’est pas seulement sa richesse précaire d’aujourd’hui, mais qui est son titre pour sa souveraineté dans le monde de demain…

Les affirmations de Jaurès, même placées sous l’égide de Sorel, sont tout ce qu’on voudra — voire de la métaphysique — hormis la constatation d’une réalité économique.

Où diantre a‐t‐il rencontré des ouvriers que « toute leur nature et toutes leurs tendances » portent à donner le plein de leur effort, physique et intellectuel, à un patron, en dépit des conditions dérisoires, infimes ou odieuses que celui‐ci leur impose ?

En quoi, d’autre part, la « valeur technique » de ces problématiques ouvriers sera‐t‐elle mise en péril parce que, le jour où ils s’apercevront de l’exploitation éhontée dont ils sont victimes, ils tenteront de s’y soustraire et, tout d’abord, ne consentiront plus à soumettre leurs muscles et leurs cerveaux à une fatigue indéfinie, pour le seul profit du patron ?

Pourquoi ces ouvriers gaspilleraient‐ils cette « valeur technique » qui constitue leur « vraie richesse » — au dire de Jaurès — et pourquoi en feraient‐ils presque gratuitement cadeau au capitaliste ?

N’est‐il pas plus logique qu’au lieu de se sacrifier en agneaux bêlants sur l’autel du patronat, ils se défendent, luttent, et estimant au plus haut prix possible leur « valeur technique », ils ne cèdent tout ou partie de cette « vraie richesse » qu’aux conditions les meilleures, ou les moins mauvaises ?

À ces interrogations, l’orateur socialiste n’apporte pas de réponse, n’ayant pas approfondi la question. Il s’est borné à des affirmations d’ordre sentimental, inspirées de la morale des exploiteurs et qui ne sont que le remâchage des arguties des économistes reprochant aux ouvriers français leurs exigences et leurs grèves, les accusant de mettre l’industrie nationale en péril.

Le raisonnement du citoyen Jaurès est, en effet, du même ordre, avec cette différence qu’au lieu de faire vibrer la corde patriotique, c’est le point d’honneur, la vanité, la gloriole du prolétaire qu’il a tâche d’exalter, de surexciter.

Sa thèse aboutit à la négation formelle de la lutte de classe, car elle ne tient pas compte du permanent état de guerre entre le capital et le travail.

Or, le simple bon sens suggère que le patron étant l’ennemi, pour l’ouvrier, il n’y a pas plus déloyauté de la part de celui‐ci à dresser des embuscades contre son adversaire qu’à le combattre à visage découvert.

Donc, aucun des arguments empruntés à la morale bourgeoise ne vaut pour apprécier le sabotage, non plus que toute autre tactique prolétarienne ; de même, aucun de ces arguments ne vaut pour juger les faits, les gestes, les pensées ou les aspirations de la classe ouvrière.

Si sur tous ces points on désire raisonner sainement, il ne faut pas se référer à la morale capitaliste mais s’inspirer de la morale des producteurs, qui s’élabore quotidiennement au sein des masses ouvrières et qui est appelée à régénérer les rapports sociaux, car c’est elle qui règlera ceux du monde de demain.

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