« Objectif zéro morts » (chez nous)

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par Sylvie

Il n’y a qu’une façon de faire la guerre : la sale. (Cavanna, quand il était jeune)

July n’a pas mâché ses mots dans son éditorial (Libération du 11 septembre 2002) oui à la guerre (contre l’Irak) de 1991, non à celle de 2002 !)

Parions qu’une fois la guerre commencée, il se trouvera de bonnes raisons pour ramer dans le sens du courant ! Ce genre de revirement éclair serait tout à fait dans sa manière et dans celle des journalistes en général. Puisque ces évènements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs…

En attendant, la perspective d’une intervention en Irak ne suscite pas le même consensus que pour le Kosovo ou l’Afghanistan. N’empêche. L’antimilitarisme est carrément passé de mode. Tous médias confondus, ou presque, on ergote, on justifie ou on regrette mollement, on y pense… et puis on oublie. L’intendance suit sans discuter, reprenant à son compte une morale furieusement « tendance » : la guerre, remède miracle à l’oppression !

La morale, en général, c’est bien quand ça ne coûte pas cher, ou quand ce sont les autres qui payent. Et pour un gouvernement, c’est surtout bien quand ça rapporte.

Seule une poignée d’irréductibles ne désarme pas : non, la guerre n’est pas une solution à quelque problème que ce soit, jamais, nulle part, d’aucune façon ! Le remède est pire que le mal, cela se vérifie toujours ! Mais où sont passés les antimilitaristes radicaux, si nombreux et si virulents il y a seulement trente ans ?

Question d’air du temps, en partie. Les positions radicales (en général) ne sont plus trop au goût du jour. Tout se tolère, tout se discute, parfois même à gauche de la gauche !

Mais je crois aussi que les trois derniers conflits mondiaux ont beaucoup aggravé les choses. Chacun d’entre eux constituant un nouveau palier vers le consentement, plus ou moins enthousiaste, aux méfaits des grandes puissances.

Rappelez-vous ce jour d’octobre 1991. Au petit matin, réveil glauque… Tous les journaux titraient : LA GUERRE ! Dans les rues, les bars, au travail, les gens faisaient vraiment la gueule. Pour les jeunes, c’était la première fois que leur pays se trouvait directement impliqué dans une guerre. Pour les plus âgés, ça devait rappeler de mauvais souvenirs.

Personne ne pouvait imaginer ce qui, aujourd'hui, semble évident à tout le monde : on peut participer à une guerre sans trop de conséquences visibles pour notre petite nation personnelle. Mais en 1991, la parano allait bon train : et si on envoyait des appelés ? Si « les Arabes » voulaient se venger « chez nous », en posant des bombes, par exemple ? Et si la France se trouvait plongée dans un marasme économique sans précédent ? Si le conflit devait s'étendre à tout le monde arabe ?

Les médias surfaient joyeusement sur cette inquiétude générale. Les reportages rivalisaient d’informations catastrophistes : l’Irak disposait d’armes quasi surnaturelles, que leur chef, un fou sanguinaire, bouillait d’envie d’utiliser ! « Et si l’Irak gagnait la guerre ? » suggérait même un magazine. Les journaux, la T.V., les radios, avaient ordre officiel d’autocensure. Défense de programmer des films ou des chansons pacifistes, ou pouvant inciter à des actions terroristes (comme La bombe humaine de Téléphone !), défense de montrer des images trop explicites ou de vanter l’insoumission… ce qui soulignait et dramatisait encore plus l’état de guerre. Les restaurants étaient déserts, plus personne n’allait au spectacle ; la trouille au ventre, pas le moral.

Le soulagement qui suivit le déclenchement des hostilités fut à la mesure de cette peur, savamment orchestrée par le pouvoir et les médias. On craignait de voir débouler des images traumatisantes, comme au Vietnam. Ouf, fausse alerte ! C’était la première fois qu’on nous faisait le coup des « frappes chirurgicales ». Quoi, on s’était fait tant de bile pour ça ? Un pauvre feu d’artifice sur un jeu vidéo ?

On découvrait, émerveillés, que rien ici n’avait changé. Pas d’attentats. Pas de crash boursier. Presque pas de morts occidentaux. Les Irakiens, bof… C’est bien loin, et puis ils ont l’habitude d’en baver, dans ce genre de bled paumé… Alors un peu plus, un peu moins ! Au lendemain du cessez-le-feu (très relatif pour l’Irak !) une conclusion s’imposait : la guerre, au fond, ça ne mange pas de pain.

Une fois la fièvre retombée, la presse se décida enfin à révéler divers mensonges : « Eh non, les soldats irakiens ne flanquaient pas les prématurés koweitiens par terre pour s’emparer de leurs couveuses. Ce n’était qu’un sketch joué par des acteurs, réalisé par une agence de communication à la demande du gouvernement américain ! »

Au lieu de hurler au scandale, on se contenta de grommeler : « Ah oui, quand même, ils exagèrent… Mais bon, ce qui est fait est fait, à quoi bon revenir là dessus ? »

Déjà, pour les antimilitaristes (de principes, pas de circonstances !) une question se profilait : si le gouvernement avait envoyé des appelés… s’ils étaient revenus traumatisés, mutilés ou les pieds devant… si le moindre attentat avait été commis en France… Si une baisse importante de niveau de vie avait suivi la guerre… Bref, si nous mêmes avions du subir le tiers du quart des avatars endurés par les Irakiens, n’aurions-nous pas pu constater un regain d’antimilitarisme parmi nos concitoyens ?

Les pires soupçons se confirmèrent pendant la guerre au Kosovo. Bien sûr, je ne me souviens pas avoir vu des millions de manifestants réclamant une intervention militaire. Mais puisque de toute façon, on ne nous demandait que de faire la claque une fois la décision prise : « Les Serbes massacrent les Kosovars ? Y a qu’à leur foutre sur la gueule ! Pour ce que ça coûte ça serait dommage de s’en priver… » Surprise, même Charlie Hebdo se fit le relais de la propagande de l’Otan. Ceux qui se posaient des questions se faisaient traiter de collabos.

On nous resservait bel et bien la même soupe que la première fois (frappes chirurgicales, promesse d’épargner les civils, puis bavures-mille-pardons-mais-c’est-pour-leur-bien, etc.) assortie de l’argument choc : Milosevic = Hitler, il faut à tout prix intervenir avant un nouveau génocide. Grossier, mais follement efficace pour vaincre les dernières réticences. Hitler, génocide, deux mots qui ont toujours eu le don de paralyser toute réflexion. Quand les mobiles et les mensonges des belligérants apparurent un peu plus clairement, il était trop tard une fois de plus !

Beaucoup de gens, même dans nos rangs, se figuraient sincèrement que cette guerre serait la der des ders ! Le Kosovo, après l’Irak ? Deux accidents de parcours, une simple coincidence. Bien sûr, en ex-Yougoslavie, la guerre mettrait plus de temps à être aussi bien digérée… Mais pour nous, une demi-heure après, c’était une affaire enterrée. L’idée s’installait pour de bon : la guerre, au fond, c’est pas si grave quand ça se déroule loin de chez nous.

Le conflit en Aghanistan a généré plus de malaise. Déjà, Ben Laden dans le rôle d’Hitler, et les Américains dans celui de victimes de l’Holocauste faisaient un peu erreur de casting. Pour justifier les morts de civils en Afghanistan, il fallait trouver mieux que la vengeance ou la lutte contre le terrorisme. Tir rapidement rectifié : « Et les pauvres Afghans opprimés par les talibans, si on volait à leur secours ? » « Ah bon d’accord, comme ça ça va. Mais vous aviez encore juré qu’il n’y aurait pas de victimes civiles et dès le premier jour, y en a eu ? Bah, au fond, vous avez raison, on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. »

Donc, dans la continuité des deux premiers conflits, la guerre, si honnie dans le principe, fut accueillie une fois de plus avec une bienveillante tolérance. C’est vrai qu’on a mis le paquet pour faire avaler la pilule. Mais elle est d’autant plus facile à avaler que pour résumer mon point de vue, le gros de la troupe s’en fout un peu. Si les journalistes de Charlie Hebdo avaient pu craindre qu’un ami, un fils, un frère… puisse faire les frais de cette guerre, peut-être auraient-ils été moins ardents à applaudir l’intervention.

Effet pervers de la fin du service militaire ?

Le pouvoir et la majorité sont avec nous, et puisque l’armée de métier a remplacé l’armée de conscrits, rassurons-nous : aucune « gueule cassée » ne viendra casser la nôtre pour avoir conseillé de partir la fleur au fusil !

Le Monde libertaire, 17 octobre 2002

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