Une chose m’étonne prodigieusement, j’oserai dire qu’elle me stupéfie, c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose.
Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ?
La démocratie, comme le capitalisme d'ailleurs, est devenue l'horizon indépassable de notre époque ; tout discours qui tendrait à la remettre en cause est disqualifié d'avance : on ne veut tout simplement pas l'entendre. La démocratie, pourtant, a surtout fait jusqu'à présent la preuve de son échec. Le monde qu'elle domine est toujours un monde de soumission, de privation et de pauvreté. Le droit de vote est censé assumer à lui seul l'expression de la volonté populaire mais croit-on encore que quoi que ce soit puisse changer grâce à des élections ?
La Révolution, c'est la création de nouvelles institutions, de nouveaux groupements, de nouveaux rapports sociaux. La Révolution, c'est la destruction des privilèges et des monopoles ; c'est un nouvel esprit de justice, de fraternité, de liberté qui doit rénover toute la vie sociale, élever le niveau moral et les conditions matérielles des masses en les appelant à prendre en mains la détermination de leur destin, par leur propre action directe et consciente. La Révolution, c'est l'organisation de tous les services publics par ceux-là mêmes qui y travaillent, dans leur propre intérêt et dans celui du public. La Révolution, c'est la destruction de tous les liens coercitifs ; c'est l'autonomie des groupes, des communes, des régions. La Révolution, c'est la libre fédération sous la poussée de la fraternité, des intérêts individuels et collectifs et de la nécessité de produire et de se défendre. La Révolution, c'est la constitution d'innombrables groupements libres correspondant aux idées, aux désirs, aux besoins, aux goûts de toutes sortes qui existent dans la population. La Révolution, c'est la formation et la disparition de milliers de corps représentatifs au niveau des quartiers, des communes, des régions, des nations et ces corps, qui n'ont aucun pouvoir exécutif, servent à faire connaître et à harmoniser les désirs et les intérêts de gens proches ou éloignés les uns des autres, et agissent en informant, en conseillant, en donnant l'exemple. La Révolution, c'est la liberté éprouvée dans le creuset des faits. Et la Révolution dure tant que dure la liberté, c'est-à-dire tant que d'autres ne profitent pas de la lassitude qui survient dans les masses, des inévitables déceptions qui suivent les espoirs excessifs, des erreurs et des fautes humaines toujours possibles, pour arriver à constituer, avec l'aide d'une armée de conscrits et de mercenaires, un pouvoir capable de faire la loi, d'arrêter le mouvement là où il en est et de mettre en branle la réaction.
C'est un fait qu'entre les socialistes et les anarchistes, il y a toujours eu une différence profonde sur la façon de concevoir l'évolution historique et les crises révolutionnaires que cette même évolution produit. Ils ne se sont donc pratiquement jamais trouvés d'accord sur les moyens à employer pour accélérer la marche vers l'émancipation de l'homme, ni sur les occasions de le faire qui se sont parfois présentées.
Mais ce n'est là qu'une divergence contingente et secondaire. Il y a toujours eu et il y a des socialistes qui sont pressés, comme il y a toujours eu et comme il y a des anarchistes qui veulent y aller prudemment et ne croient peut-être même pas tout à fait à la révolution. La divergence essentielle et fondamentale est ailleurs : les socialistes sont des autoritaires, les anarchistes sont des libertaires.
Les socialistes veulent aller au pouvoir, pacifiquement ou par la violence, peu importe. Et, installés au gouvernement, ils veulent imposer leur programme aux masses, sous une forme dictatoriale ou sous une forme démocratique. Les anarchistes estiment, au contraire, que le gouvernement ne peut être que pernicieux et que, de par sa nature même, il ne peut que défendre une classe privilégiée existante ou en créer une nouvelle. Et au lieu d'aspirer à s'installer à la place des gouvernants du jour, ils veulent abattre tous les organismes qui permettent à certains d'imposer aux autres leurs propres idées et leurs propres intérêts. En donnant à chacun la pleine liberté et, bien sûr, les moyens économiques qui rendent cette liberté possible et effective, ils veulent ouvrir et rendre libre la voie de l'évolution vers les meilleures formes de vie en commun qui naîtront de l'expérience.
Après ce qui s'est passé et se passe encore en Russie, il semble impossible qu'il y ait encore des gens pour croire que la différence entre les socialistes et les anarchistes consiste seulement à vouloir faire la révolution lentement ou rapidement.
Pour passer de la société actuelle à la société égalitaire, les syndicats peuvent et doivent jouer un rôle extrêmement utile et peut-être nécessaire. J'en suis convaincu et c'est bien pourquoi je voudrais qu'on les juge à leur juste valeur et qu'on garde toujours présente à l'esprit cette tendance naturelle qui est la leur à
devenir des corporations fermées tendant seulement à défendre les intérêts catégoriels égoïstes ou, pire encore, ceux des seuls syndiqués. Et ceci, afin de mieux pouvoir combattre cette tendance et empêcher que les syndicats ne deviennent des organes de conservation. Il en va de même avec les coopératives. Je reconnais qu'elles peuvent être d'une extrême utilité : elles habituent les ouvriers à gérer leurs propres affaires et leur propre travail ; ce sont, au début de la révolution, des organes qui fonctionnent et sont tout prêts pour organiser la distribution des produits et servir de centres d'attraction autour desquels pourra se réunir la masse de la population. Et c'est bien pourquoi je lutte contre cet esprit de boutique qui tend naturellement à s'y développer : je voudrais qu'elles soient ouvertes à tous, qu'elles ne donnent aucun privilège à leurs membres et, surtout, qu'elles ne deviennent pas, comme c'est souvent le cas, de véritables sociétés anonymes capitalistes qui emploient et exploitent des salariés et spéculent sur les besoins du public.
Personnellement, je pense que tels qu'ils sont en régime capitaliste, les coopératives et les syndicats ne mènent pas naturellement, de leur propre force intrinsèque, à l'émancipation de l'homme (c'est sur ce point que porte la controverse). Je pense qu'ils peuvent produire le mal comme le bien, qu'ils peuvent être, aujourd'hui, des organes de conservation sociale comme de transformation sociale et servir, demain, la réaction comme la révolution ; selon qu'ils se limitent à leur rôle propre qui est de défendre les intérêts actuels de leurs membres, ou qu'ils sont animés et travaillés par l'esprit anarchiste qui leur fait oublier les intérêts au profit des idéaux. Et par esprit anarchiste, j'entends ce sentiment hautement humain qui aspire au bien de tous, à la liberté et à la justice pour tous, à la solidarité et à l'amour entre tous ; sentiment qui n'est pas le privilège exclusif des seuls anarchistes proprement dits mais qui anime tous les hommes qui ont
du coeur et une intelligence ouverte.